« Il faut que je survive à ma tendre jeunesse »
À la suite des surréalistes et de COBRA dont certains furent ses proches, Jean Raine se plonge dans une recherche tumultueuse, organique, caustique, au mépris des conventions. C’est un homme paradoxal : d’un tempérament autodestructeur et minutieux archiviste, portant un regard sans illusions mais non sans ironie sur la vie et ses compromis, il est porté par une foi obstinée en la peinture comme moyen de se sauver, dans un éloge de la fuite qui donne à voir l’Homme confronté à l’univers aussi bien qu’à lui-même. Beauté du geste, tentative d’équilibre dans le déséquilibre, libération, exil, espoirs, souffrances et doutes. Eblouissante intimité révélée par les profondeurs de l’encre, où parfois l’humour affleure. Foisonnement coloré où prédomine l’effervescence chaotique du moment. JR travaille le cerveau dans la main par séries rapidement exécutées, dans l’urgence, parfois dans l’ivresse, et sans repentir. Delirium, plongée au cœur d’un bestiaire où cohabitent parfois difficilement animal et végétal. Grouillement d’Avant le déluge, dans l’énergie, dans l’instant. Mais au fil des ans construisant son Œuvre.

Ecrivain, cinéaste, peintre et artiste maudit - y compris par lui-même ; voici un portrait assez réducteur. Bien que chaotique et couvrant avec le même engagement plusieurs disciplines, le parcours artistique de Jean Raine mérite une attention plus nuancée. Lorsque, les mots ne lui suffisant plus, il décide de réaliser, sur papiers de toutes sortes et dimensions, dessins et peintures, il y attache au moins autant d’importance qu’à ses écrits. Et la présence de plusieurs de ses œuvres dans de grandes collections muséales semble lui donner raison. Il n’a toutefois pas encore la reconnaissance qu’il mérite.
Comme l’écrivait Bernard Lamarche-Vadel : « Il y a une grande injustice à son endroit dans la mémoire contemporaine ». L’amicale confrontation programmée au CIAC, ce dialogue provoqué entre un vaste ensemble d’œuvres de JR – dont certaines jamais montrées auparavant – et les œuvres de jeunes artistes ne l’ayant pas connu, voudraient, pour leur part, y remédier.

Il ne s’agit pas d’éclairer la peinture de Jean Raine à la lueur de quelques-uns de ses célèbres contemporains et/ou proches, dans une commémoration qu’il n’aurait sans doute pas goûté. Il s’agit de créer de toutes pièces un dialogue avec de jeunes artistes qui ignoraient tout de JR, dont aucun n’est peintre et dont chacun, dans son travail de photographe (Oan Kim), de plasticien (Jérémie Bennequin), de poète (David Christoffel), de musicien (Henri Roger), rejoint le ton, le goût et les préoccupations. Non pas dans un hommage ou une filiation formelle mais dans un état d’esprit, une manière de voir et de faire. Pour que, par contrepoint, chacun mette en valeur le travail et les enjeux... de l’autre.

Marcel Bataillard Commissaire de l’exposition


Lieu de conservation, de diffusion, de création, de documentation et de médiation, le centre international d’art contemporain établi dans le château médiéval de Carros mène des actions qui traduisent sa volonté de « revisiter » l’histoire de l’art tout en mettant en lumière la création contemporaine. Avec ce parcours en forme de dialogue à voix multiples (peinture, dessin, photographie, vidéo, installation et son) réunissant autour d’une sélection d’œuvres de Jean Raine des travaux de Jérémie Bennequin, David Christoffel, Oan Kim et Henri Roger, l’une des intentions est bien de donner à voir et à rêver pour le futur, en considérant le passé comme ferment d’utopie et non comme objet de nostalgie.

Ce n’est pas un hasard si le commissariat de cette exposition singulière a été confié à un artiste. Peintre, écrivain, graphiste, scénographe, Marcel Bataillard, qui sur la base des concepts d’immortalité et d’identité s’est autoproclamé « peintre aveugle » il y a vingt ans, relève de cette catégorie de créateurs qui pensent leur travail et font travailler leur pensée. C’est donc en artiste, perturbateur des genres et des codes, qu’il a procédé au choix du thème, des auteurs et des œuvres de l’exposition. La présentation ainsi élaborée ménage des rencontres à l’évidence inattendue, ponts qui relient les travaux et permettent de relire les uns à la lumière des autres, et des plages solitaires d’expression, afin de fusionner approche formelle et approche substantielle dans le rapport à l’œuvre.

Et si le milieu comme l’époque - toutes les époques - peuvent se sentir généreusement bousculés par le caractère inédit de la proposition, cela ne doit pas surprendre au sein d’un édifice qui porte en lui-même cette invitation au tumulte. Avec la succession de strates historiques qui s’empilent et se recouvrent sans s’effacer dans les espaces du château, un réseau complexe de mémoires croisées permet en effet d’inscrire et de développer l’expérimentation artistique, en toute liberté. La révolution sans la pagaille, en somme...

Frédérik Brandi Directeur du CIAC


JEAN RAINE – Je ne dis pas systématiquement non à la beauté*
La quasi-totalité des œuvres de Jean Raine exposées au CIAC proviennent de son atelier et n’ont pour certaines jamais été exposées. Il n’était pas question ici de réaliser une rétrospective mais plutôt de montrer, sans souci de continuité diverses séries - en noir ou en couleurs - qui témoignent à la fois de la diversité des techniques, de la variété des motifs et formats et de la constance du style, de la permanence des thèmes abordés. « Quand on a quelque chose d’impérieux à dire, on n’a qu’à s’occuper du style et on prend le temps. »*

Tel un funambule, au fil du pinceau Raine se joue de son instabilité pour créer des peintures d’une disharmonie totalement maîtrisée et d’une grande puissance. L’état de médiumnité dans lequel il crée, parfois avec la complicité de l’alcool, s’il laisse toute sa part à l’excitation et à l’ivresse compose toujours brillamment avec le hasard, ordonnant finalement le chaos qu’il a lui-même provoqué.

Petites (24x30 cm) ou très grandes (150x290 cm) encres de Chine donnent à voir la fulgurance et la virtuosité des tracés et la vivacité de ce bestiaire propre à JR. Dans les acryliques ou les encres de petit et moyen formats, la couleur, très loin d’être décorative, apporte un terrible foisonnement. Une fête pour l’œil mais qui se heurte de plein fouet au sujet des peintures : bombardements du 10 mai 40 à l’aube (une douzaine de lithographies rehaussées, montrées pour la première fois au public), ruines de l’échafaudage, sotte exubérance...

* Jean Raine in Le temps du verbe, L’Échoppe, 1992


AUTOUR DE JEAN RAINE

JÉRÉMIE BENNEQUIN – Au croisement de l’hommage et de la table rase...

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Textes abimés et mise en abyme : À la recherche du temps perdu, Jérémie Bennequin efface au quotidien des pages du roman de Marcel Proust, construit une œuvre en détruisant, laisse une trace en effaçant. Dans ce jeu de mains et de hasard, JR et Bennenquin ont en partage un référent commun : Mallarmé, dont le jeune artiste gomme les mots de l’ouvrage culte selon le résultat d’un lancer de dés. De ces estompages naissent ce qui ne sont plus des livres et pas davantage des sculptures, plutôt des reliques, en tout cas des ommages comme les nomme l’artiste ; livres-objets, chiures de gomme et photos témoignent de ce patient et violent sacerdoce, comme un écho à cette citation de Raine : « Au fond je n’ai jamais fait que gommer dans ma propre vie » (Jean Raine in Scalpel de l’indécence, Paroles d’aube, 1994).
Sont ici présentés, autour de petites encres signées JR (Sculpture pour un projet, Faux semblants...) un ensemble de photographies qui témoignent des gestes d’effacement, des reliquaires renfermant les restes des gommes utilisées, quelques tomes d’À la recherche du temps perdu et d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.

Éléments biographiques
Né en 1981, vit et travaille à Paris.
Après des Master et Maîtrise en arts plastiques qui l’amènent à étudier notamment l’image sans qualités à travers l’histoire des arts plastiques et de la photographie ou le souvenir, au croisement de la photographie et du dessin, il devient Estompeur en 2008. Il expose et réalise régulièrement depuis des performances tant en France (Galerie du Jour Agnès B, Yvon Lambert...) qu’à l’étranger (Londres, Berlin...) autour de ses ommages, qui par ailleurs donnent lieu à conférences et publications.
http://jbennequin.canalblog.com


DAVID CHRISTOFFEL – Mille et une raisons de se taire


À travers ses opéras parlés, ses contributions écrites ou radiophoniques, ses performances, David Christoffel procède à une systématique construction / déconstruction du (des) langage(s). Se mettant tout à la fois en scène et en retrait, il affiche dans ses vidéos un humour absurde, décalé et parfois féroce proche d’une attitude que n’aurait pas reniée JR. Flou et désinvolture semblent occasionner un désordre apparent. C’est qu’en fait la poésie est d’un autre ordre. Par-delà les années, les aphorismes de Christoffel établissent une correspondance avec les titres des peintures de l’artiste belge, eux aussi d’une inventivité et d’un humour - parfois noir - réjouissants.
Deux vidéos voisineront avec des encres de Jean Raine, elles ont pour titre, et programme : Mille et une raisons de se taire (initialement publiée par la revue Nioques en 2010) et Nawak (synopsis : « En déjeunant, on se demande si on dit n’importe quoi, s’il faut, ce que ça veut dire. ») de 2008.

Éléments biographiques
Né en 1976 à Tours, David Christoffel vit et travaille à Clichy. Il a approfondi la clarinette à l’École de Musique de Luçon, la philosophie à l’Université de Nantes et la musicologie à l’EHESS où sa thèse portait sur les indications de jeu sur les partitions d’Erik Satie. Présentateur et chroniqueur pour Sophia, la banque de programme de Radio France, depuis 2000, il collabore également à France Culture et France Musique. Auteur d’opéras parlés tels que La flûte dite enchantée (1997), il publie entres autres dans les revues Boxon, Doc(k)s, Il Particolare, Action restreinte, Enculer, Social-Traître, Chimères et, sur internet, Critical Secret et la Revue des ressources. Entre poésie, musique et radio, il réalise depuis 2004 des créations sonores et audio-performances.
http://www.dcdb.fr


OAN KIM – Je suis le chien Pitié

Oan-Kim


« Dans une ville dévastée, un homme, peut-être un survivant, parcourt des rues en friche, des espaces urbains dépeuplés... » Voici la trame du livre paru aux éditions Actes Sud (avec un texte de Laurent Goudé) et dont sont issues l’ensemble de photos d’Oan Kim présentées au CIAC. Photographe - et désormais aussi musicien - l’inquiétante beauté qui se dégage des images de la série Je suis le chien Pitié (même si certaines autres de ses séries sont plus solaires) rappelle les brillantes ténèbres qui sourdent des peintures de Jean Raine. Derrière l’apparente spontanéité de la prise de vue, le surgissement de fantômes, se cache un patient travail d’atelier qui permet de maîtriser les nuances de ces noirs et blancs. Provenant du bestiaire de JR, de la pénombre de son atelier, deux grandes encres de Chine entament le dialogue...

Éléments biographiques
Oan Kim a étudié les arts plastiques à l’école nationale supérieure des beaux-arts de Paris, et l’écriture musicale au conservatoire national supérieur de musique de Paris. Il est co-fondateur de l’agence de photographes MYOP.
En une quinzaine d’expositions personnelles à Paris, New York, Séoul et Macao, ainsi que par de nombreuses expositions collectives, il alterne dans ses séries les sujets proches du documentaire classique et des recherches plus proches des arts plastiques. Ainsi, Streets, sur les rues des grandes villes qu’on retrouve dans Je suis le chien Pitié ou Trottoirs, issue d’une commande sur la nature morte, reprenant le thème des vanités, également présente dans Je suis le chien Pitié. Useless en 2008 poursuit et étend la réflexion sur les vanités et y adjoint un travail sur le rapport image/mot. Depuis 2004, il collabore régulièrement à des projets d’arts plastiques multimédias notamment avec l’artiste coréen Jungwan Bae, où se mêlent installations, photos, vidéo et musique. Oan Kim poursuit également une carrière de vidéaste et de musicien.
http://oankim.com


HENRI ROGER – Va assez loin en toi pour que ton style ne puisse pas suivre

Henri Roger

Henri Roger a choisi comme devise cette phrase d’Henri Michaux. Il s’est produit aux côtés de Mama Bea, Catherine Ribeiro, Taï Phong et d’improvisateurs comme Paul Rogers, Barre Phillips.
Musicien protéiforme (pianiste virtuose, guitariste, batteur, etc.), seul, en duo, en big band, il sait (se) jouer (de) tous les styles sans jamais se départir de sa forte mais discrète personnalité. Et augmente régulièrement sa discographie d’œuvres où l’attention portée au son se double d’une recherche visuelle et théorique. Pour Exsurgences, paru en février 2012, il fait appel à la plasticienne Anne Pesce pour co- réaliser le DVD accompagnant le vinyle. Dans The SéRieuse Cartoon Improvised Music Quartet, qui vient de paraître, il rassemble des improvisateurs pour enregistrer live, librement et avec humour sur la base de standards de Scott Bradley, célèbre pour ses musiques de dessins animés.
Humble et savant, qui laisse parler pour lui ses compositions, il était tout indiqué pour, à partir des archives sonores de JR, composer avec l’exposition. Il nous convie pour l’occasion, dans une salle dévolue à cet effet, à prêter l’oreille à la voix de Jean Raine.
http://www.henriroger.com