AVANT-PROPOS
Notre galerie a entamé une collaboration avec la famille de l’artiste d’origine belge Jean Raine au printemps 2013 par l’organisation d’une première exposition intitulée « Revoir la question ». Des questions, la peinture de Jean Raine en pose, en effet : elles se cristallisent dans la tension entre l’attachement à l’histoire, très valorisée, du groupe CoBrA et le déploiement d’une œuvre personnelle dans les périphéries artistiques des cinquante dernières années.
Depuis sa mort, en 1986, de nombreux chantiers ont été ouverts pour mieux faire connaître la peinture de Jean Raine et pour la situer avec plus de justesse. Des galeries s’en sont emparées, mais à chaque fois sur des périodes courtes, sans poursuivre un travail de fond. Des institutions prestigieuses ont enrichi leurs collections avec ses œuvres, par l’intermédiaire d’achats ou de dons (Musée national d’art moderne, Musée des Beaux-Arts de Lyon, Musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Musée de Valence…), mais elles ne sont malheureusement pas exposées constamment. Enfin, Sanky Raine a été très active pour documenter
et recenser les œuvres dispersées en collection ou toujours réunies dans le fonds d’atelier : le catalogue raisonné en ligne qui en découle est une ressource précieuse.
Alors qu’un livre important est en cours d’édition aux Cahiers dessinés et que Jean Raine figure actuellement dans une exposition intitulée « Cobra, la couleur spontanée » – présentée au Musée de Tessé au Mans puis au Musée de Pont-Aven –, la galerie souhaite gravir un échelon supplémentaire dans l’accompagnement et la promotion de l’œuvre de Jean Raine : en lui consacrant la totalité d’un stand au salon Art Paris Art Fair 2018 – notre projet a d’ailleurs été retenu dans le programme « Un regard sur la scène française » confié au commissaire d’exposition François Piron –, en présentant une exposition monographique à la galerie d’avril à juillet, puis en publiant le présent catalogue qui sera un outil essentiel pour l’intensification de la diffusion de l’œuvre ces prochaines années. Cet ouvrage complet, à caractère rétrospectif, qui croise d’une façon inhabituelle la peinture, le cinéma et l’écriture, vise à présenter les ancrages de Jean Raine au sein du groupe CoBrA tout en libérant la suite de son parcours de cet héritage compliqué, afin de mieux valoriser son abstraction expressionniste personnelle. Notre engagement en faveur de la peinture de Jean Raine s’inscrit parfaitement dans une des lignes de la galerie : la défense de figures artistiques singulières des années 1960-1970, appartenant à l’histoire de l’art, pourtant méconnues, et qui méritent d’être réévaluées et redécouvertes. — Michel Descours
REVENONS A JEAN RAINE
Par Gwilherm Perthuis
Dans le documentaire sans concession, très cru, que lui a consacré Frédéric Compain en 1980, Jean Raine affirme, provocateur : « Je me fous de la peinture. La seule chose qui m’intéresse avec la peinture c’est les relations qu’elle permet d’établir avec les autres. » La peinture : un moyen efficace de rompre le silence, de briser la solitude de l’atelier. Dans la revue Phantomas, en 1971, il livre également des remarques sur les fondements de son travail plastique : « Mon œuvre picturale apparaîtra sans doute comme une tératologie complaisante à l’horreur, mais, entre autres significations complexes qu’elle revêt, dans le dynamisme créateur de mon expression poétique, elle est, sur un plan mythique, une tentative de retrouver l’homme en germe dans une originelle animalité. » Quel que soit le domaine artistique dans lequel il a pu agir, le cinéma, la poésie, ou la peinture, Jean Raine n’a jamais fait de compromis et s’est évertué à conserver une ligne de conduite exigeante, sans jamais céder aux tentations carriéristes bien-pensantes et étriquées. En peinture, tout particulièrement, la dimension existentielle de la pratique artistique prévaut sur sa dimension décorative. L’engagement et la sincérité s’imposent aux effets de cour et aux jeux de pouvoir. Les grands thèmes de l’œuvre de Jean Raine sont la destruction, l’anéantissement, la crainte du vide ou la dissolution. Autant d’enjeux qui sont difficilement conciliables avec la reconnaissance et l’inscription dans l’histoire officielle.
Né en 1927 à Schaerbeek, dans la banlieue de Bruxelles, actif au sein du groupe international CoBrA, Jean Raine fait partie de ces artistes au statut et au niveau de notoriété déstabilisants : des créateurs difficiles à situer, dont la pratique est légitimée par l’histoire de l’art des cinquante dernières années, bien qu’elle demeure cantonnée à la circonférence des cercles d’artistes les plus cités. Installé à Rochetaillée, près de Lyon, avec sa femme Sanky et son fils Pierre-François, dès 1968 et jusqu’à sa mort en 1986, Jean Raine subit le retrait, l’excentrisme, ainsi que le mépris des Lyonnais. Il évoque sa situation instable en ces termes : « S’exiler, se réimplanter repose à chaque fois le problème de son existence et rend la vie rugueuse. » Jamais à sa place. Toujours un peu décalé. Dans ces quelques paragraphes, nous tenterons de situer les étapes essentielles du parcours de Jean Raine, en rappelant les éléments historiques qui l’inscrivent dans CoBrA, tout en décrivant sa trajectoire très personnelle vers une forme singulière d’expressionnisme abstrait. Bien qu’il produise déjà des dessins et des travaux sur papier dès la fin des années 1940, l’œuvre plastique de Jean Raine devient plus importante à partir de 1956-1957. Durant la période historique de CoBrA (1948-1951) et les années suivantes, il se consacre avant tout à l’écriture et à des interventions multiples dans le domaine cinématographique.
En 1946, Raine entame une collaboration avec Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française à Paris, et donne des conférences sur le pré-cinéma et sur le cinéma d’animation à Bruxelles, avant de partir à Paris pour travailler à la Cinémathèque. Il rencontre André Breton qui rentre des États-Unis, Roberto Matta, Victor Brauner, ainsi que Pierre Mabille, puis se marie avec Nadine Bellaigue.
De retour à Bruxelles au début des années 1950, partageant une petite chambre avec Pierre Alechinsky, Jean Raine contribue aux activités du groupe CoBrA : dans un premier temps en publiant à sept reprises des textes dans la revue éponyme dont un essai sur le dessin, un article consacré au son et à la parole au cinéma, et des poèmes, par exemple, L’oiseau au candélabre : « Que tu le veuilles ou non / il y aura les nuages / le ciel la mer / un train sans rail ni voile / et le rouge falot / du fourgon des entrailles / Il y aura du soleil / en morceau / du charbon / le déluge.
La revue Cobra est l’organe de diffusion des idées et des projets artistiques des groupes d’avant-garde basés au Danemark, aux Pays-Bas et en Belgique. Le dernier numéro, qui accompagne l’Exposition internationale d’art expérimental au Palais des beaux-arts de Liège, comporte un texte de Jean Raine sur le cinéma expérimental et abstrait ainsi que le programme complet du festival qu’il organise sur le sujet en marge de cette ultime exposition CoBrA. Il y rassemble des productions inédites en Europe telles que les films réalisés sans la caméra, par intervention directe sur la pellicule, du Canadien Norman McLaren (1914-1987) ou du Néo-Zélandais Len Lye (1901-1980). Mais il programme également les films abstraits du Suédois Vicking Eggeling, Dreams That Money Can Buy de Hans Richter (1888-1976), et les dessins animés réalisés à partir de pâte à modeler d’Oskar Fischinger (1900-1967). L’autre apport déterminant de Jean Raine à l’histoire de CoBrA, toujours dans le domaine du cinéma, est sa participation à la réalisation du film Perséphone (1951), signé par Luc de Heusch (1927-2012) sous le pseudonyme de Luc Zangrie, par l’écriture du commentaire / poème et le travail de montage. Plus tard, au cœur des années 1950, Raine multiplie les collaborations, à différents niveaux – scénarios, montages, dialogues –, avec Luc de Heusch, le Jean Rouch belge, spécialisé dans les documentaires ethnographiques, puis avec Henri Storck (1907-1999), l’un des pionniers du film sur l’art.
Bien qu’il conserve une position d’indocilité et une volonté de bouleverser le monde, fidèle à l’engagement intellectuel et artistique des membres de CoBrA, Jean Raine ne demeure cependant pas prisonnier des stratégies formelles et plastiques propres au groupe, et il est parvenu à sans cesse reconsidérer et renouveler les dimensions plastiques de son œuvre. Contrairement à d’autres artistes CoBrA, dont l’œuvre tardive s’est recroquevillée et affadie dans des formules faciles, convenues, redondantes, uniquement décoratives, Jean Raine ne s’est jamais arrêté de chercher et de renouveler son vocabulaire, en travaillant par séries, jusqu’à épuiser des motifs, pour ensuite passer à une autre interrogation, guidée par les circonstances, de nouvelles conditions de vie, la découverte de nouveaux matériaux, ou de nouveaux lieux...
Dans son Histoire de la peinture à Lyon, Patrice Béghain insiste sur le caractère décisif et particulièrement intense de l’année 1960 : « Raine réalise, avec les médiums les plus variés, une centaine de peintures, aujourd’hui dispersées, et rédige le Journal d’un délirium. [...] Cette frénésie se double d’une dépendance extrême à l’alcool, dont Pierre Alechinsky, l’ami fidèle, qu’il connaît depuis 1945, le sauve provisoirement en le faisant hospitaliser, à l’automne 1961, à Bruxelles. » Après avoir passé vingt et un jours dans le coma, Jean Raine perd la perception des couleurs et entame alors une série d’encres noires sur un papier jaune clair / beige. Dans cette première moitié des années 1960, il explore tout type de format, de petits dessins sur feuilles A4 à des pièces monumentales pouvant mesurer jusqu’à quatre mètres de largeur. Les figures hybrides, mi-humaines et mi-animales, investissent progressivement la page jusqu’à saturer totalement le champ graphique. La facture est rapide, synthétique. Les encres les plus précoces sont souvent les plus lisibles, les plus figuratives, les personnages se détachent clairement du fond. Mais les imbrications de têtes, de cornes, de becs, ou de fragments d’ailes fusionnent peu à peu, laissant la place à des chaos expressionnistes d’où surgissent seulement des yeux, tourbillonnants et aspirants, qui donnent le vertige, et qui marqueront l’ensemble de l’œuvre à venir.
Jean Raine invente un univers fantastique personnel que le poète surréaliste Marcel Lecomte (1900-1966) évoque en ces termes dans sa préface au catalogue de la galerie Saint-Laurent, en 1962, la première exposition personnelle visitée par son ami René Magritte : « Des moments de fougères, des moments d’insectes, de vampires et aussi ces visages qui nous atteignent comme si leurs traits quelquefois précis n’étaient pas ce qui importe. » Ces travaux peuvent être rapprochés de la série des « Black Paintings » de Jackson Pollock, réalisée une décennie plus tôt. On y détecte une même fougue et une même urgence. L’artiste américain entame d’ailleurs ce groupe d’œuvres alors qu’il rentre dans une période troublée sur le plan psychologique, moment où il tombe à nouveau dans la dépendance à l’alcool après trois années d’abstinence. Michael Fried note d’ailleurs, à propos de ces œuvres, qu’elles se distinguent des all-over de l’année précédente en particulier par « les zones de toile nue qui sont des refuges pour l’imagination ».
Jean Raine découvre la peinture américaine, en particulier la scène artistique de la côte ouest, lors de son séjour en Californie entre 1966 et 1968. Les documents manquent pour comprendre toutes les influences esthétiques, mais il est fort probable que le contact avec les œuvres de Jackson Pollock, Barnett Newman, Mark Rothko ou Willem De Kooning ait eu une certaine incidence sur le déploiement de sa perception de l’abstraction. La production américaine de Jean Raine est très singulière et homogène. L’artiste venait de retrouver la perception des couleurs et rentre en contact avec la culture psychédélique marquée par des couleurs acides. Les peintures de cette séquence font considérablement évoluer les liens entre sujets et supports. On observe aussi des transformations sur le plan chromatique qui trouveront des relais, d’une autre nature, quelques années plus tard, lorsque Jean Raine acquiert une maison en Ligurie et y passe tous ses étés. La palette s’éclaircit, l’acrylique est beaucoup plus diluée. L’artiste est sensible aux lumières et aux effets atmosphériques méditerranéens qu’il intègre à ses compositions. Les périodes estivales déterminent ainsi des ensembles à part, qui se démarquent nettement. En Italie, Jean Raine rencontre le jeune artiste Vincenzo Torcello (né en 1944), pour sa part influencé par l’Arte Povera, et entame des travaux de collaboration dont une belle série de pastels à quatre mains, renouant ainsi avec une pratique récurrente et distinctive du groupe CoBrA : l’oeuvre collective ou le « je » se dilue dans le « nous ».
Bien que, de manière générale, elle soit un outil d’interprétation performant, la dénomination « expressionnisme abstrait » est sans doute à nuancer lorsqu’on évoque la séquence finale de l’œuvre de Jean Raine, car elle correspond à une histoire de l’art américain spécifique. Nous préférons ainsi le terme moins connoté d’« abstraction expressionniste » pour parler des peintures les plus tourbillonnantes, brouillées et agitées dont nous présentons des exemples significatifs datés de 1981.
Une série de formats carrés est remarquable pour les effets kaléidoscopiques que l’artiste parvient à mettre en scène avec des juxtapositions successives d’acrylique laissant visibles les différentes strates vibrantes, dans des enroulements déstabilisants et envoûtants. Avec Britannicus ou Vol de nuit, Jean Raine réussit à donner une illusion de profondeur alors que les couches de matière sont relativement lisses. Sa facture expressionniste associe des coulures et des coups de brosse rapides, souvent sinueux ou circulaires, dont les rapports chromatiques suffisent à mettre en perspective, à donner l’illusion d’une autre dimension. Il apparaît pertinent de confronter ces œuvres à celles strictement contemporaines d’Eugène Leroy (1910-2000), car l’expérience proposée, autour de la perception et de l’enfouissement du motif, est commune aux deux artistes, mais leurs stratégies picturales sont aux antipodes, Leroy accumulant la matière en épaisseur pour produire des vibrations, tandis que Raine conserve une surface dénuée de relief pour produire l’illusion.
Jean Raine a souvent déploré son isolement et le manque de soutien de la Ville de Lyon. Loin de Paris, à l’écart de la scène nationale et internationale, il a souffert dans les années 1970 et 1980 d’être réduit au statut d’artiste lyonnais. Cela a sans aucun doute freiné la reconnaissance de sa peinture au-delà de sa région d’adoption. Et plus de trente ans après sa disparition, cette question demeure toujours brûlante. Toutefois, le regain d’intérêt récent pour la création des années 1960 est une belle opportunité pour reconsidérer la place de Jean Raine au sein des avant-gardes artistiques et pour relire son parcours, en mettant en relief ces apports historiques, et en valorisant, aussi, les spécificités plastiques de son œuvre. La galerie Michel Descours s’est engagée depuis 2013 dans ce long et patient travail et nous espérons lui donner encore plus d’ampleur dans les prochaines années en mobilisant de nouveaux relais institutionnels et en stimulant le soutien de nouveaux collectionneurs. — Gwilherm Perthuis